La plupart des lecteurs associent le soufisme à la poésie de Rûmî (1207-1273), au ney, aux derviches tourneurs et au dhikr (zikr), la “remémoration” des Noms divins.
On oublie souvent que cette voie mystique, apparue dans les premiers siècles de l’Islam et institutionnalisée en confréries à partir des XIIᵉ-XIIIᵉ siècles, a toujours accordé une place au corps : souffle, rythme, posture, tournoiement, marche, balancement, inclinaisons. Sans prétendre qu’il ait existé un “yoga soufi” codifié à la manière des textes sanskrits, l’histoire révèle un continuum de techniques psycho-corporelles en terres persanes et ottomanes qui résonne étonnamment avec les pratiques du yoga.
Cet article propose un regard d’historien — simple à lire mais précis — sur ces convergences, et montre comment un geste aussi modeste que les cercles de torse assis (souvent appelés “Sufi Grinds” dans le Kundalinī Yoga) s’inscrit dans une longue mémoire des arts du corps en Orient.
1) Du khânqâh persan aux tarîqa ottomanes (IXᵉ–XVIᵉ siècles) : la corporéité comme voie
Les premiers milieux soufis se structurent entre Bagdad, Nishapur, Rayy et Khurasan dès le IXᵉ-Xᵉ siècle autour de maîtres itinérants, puis dans des khânqâh (loges) où l’on enseigne l’ascèse (zuhd), la vigilance du cœur, le souffle discipliné, la psalmodie et parfois la musique (samā‘). À partir des XIIᵉ-XIIIᵉ siècles, les tarîqa (Naqshbandiyya, Qâdiriyya, Chishtiyya, puis Mevleviyya liée à Rûmî) structurent une pédagogie graduée : postures recueillies, balancements, marches rituelles, respiration mesurée, répétitions des formules sacrées, giration. Le corps n’est jamais un but en soi : il cadence et stabilise l’attention, il porte la mémoire du souffle, il donne rythme à la présence intérieure.
Chez Rûmî (mort en 1273, Konya), la cérémonie du samā‘ donne le modèle le plus célèbre : la main droite tournée vers le ciel, la gauche vers la terre, le derviche tourne autour du shaykh comme une planète autour de son soleil. Le symbole est cosmique, mais l’outil est corporel : axe vertébral, centre de gravité, respiration, pas. Plus à l’est, dans l’Iran safavide du XVIᵉ siècle, l’essor d’un chiisme savant n’efface pas ces héritages : les voies soufies continuent de transmettre des exercices de souffle et d’attention posturale destinés à polir le cœur (qalb).
2) Zikr, fikr, samā‘ : trois “portes” du corps
La grammaire soufie distingue souvent trois registres complémentaires :
- Zikr (dhikr) : répétition rythmée des Noms divins, à voix basse (khafī) ou haute (jahrī). Le rythme du souffle y est primordial ; des micro-mouvements (balancement, flexions du torse) soutiennent l’endurance attentionnelle.
- Fikr : méditation contemplative structurée par des comptages respiratoires, l’écoute du battement cardiaque, ou la visualisation de la descente-remontée du souffle. On parle de sobriété vigilante (sahw) appuyée sur l’axe du corps.
- Samā‘ : audition spirituelle, souvent dansée, du Maghreb à l’Anatolie. Elle peut aller d’un simple balancement assis jusqu’à la giration mevlevie, qui requiert un centrage pelvien, une tonicité dorsale, et une respiration circulaire régulière.
Dans ces trois portes, le torse est la charnière entre terre (ancrage pelvien, appuis) et ciel (dilatation thoracique, élévation de la cage). C’est précisément ce que travaillent les cercles de torse assis décrits aujourd’hui dans certaines écoles de Kundalinī Yoga sous le nom de “Sufi Grinds”.
3) Les “Sufi Grinds” : un geste moderne avec une mémoire ancienne
Le mouvement
Les cercles de torse assis (Kundalinī circles), souvent surnommés “Sufi Grinds”, consistent à faire tourner le haut du corps — d’abord dans le sens des aiguilles d’une montre, puis dans le sens inverse — en coordination stricte avec la respiration : on expire en avançant (compression douce de l’abdomen), on inspire en revenant et en ouvrant la poitrine. Traditionnellement, on s’assoit en Sukhasana (jambes croisées) ou sur un coussin ; pour les personnes moins à l’aise, Vajrasana ou chaise conviennent.
L’effet
Ce mouvement échauffe les hanches, déverrouille la colonne lombaire et le haut du dos, réveille le psoas et le plancher pelvien, libère les épaules. Sur le plan énergétique (langage yogique), il éveille le chakra racine (Mūlādhāra) et stimule Maṇipūra (plexus solaire), faisant monter l’énergie dite kundalinī du bas vers le haut. Sur le plan fonctionnel, on dirait aujourd’hui : tonification centrale, mobilité de hanche, amplitude respiratoire accrue, digestion facilitée par le massage viscéral doux.
La logique “soufie”
Pourquoi parler de “Sufi” ? Historiquement, le geste codifié tel qu’enseigné dans le Kundalinī Yoga est moderne. Mais il épouse la logique gestuelle que l’on observe dans de nombreuses séances de dhikr : cercle, onde, balancement et compression-dilatation du torse au rythme du souffle. Autrement dit, s’il ne s’agit pas d’un “exercice soufi classique” nommé ainsi dans les sources médiévales, ce pattern corporel fait écho à des formes anciennes d’ascèse rythmique en milieu persan et anatolien.
4) Bénéfices, contre-indications, variations : précision technique
Bénéfices principaux (lorsque la respiration guide le mouvement)
- Échauffement global : prépare aux torsions assises et flexions avant.
- Mobilité : déverrouille lombaires, hanches, ceinture scapulaire.
- Tronc : gainage profond par engagement progressif du périnée, abdominaux profonds, obliques.
- Énergie / tonus : cadence respiratoire + mouvement circulaire = vigueur sans essoufflement.
- Soutien viscéral : massage abdominal doux → digestion et apana (flux descendant) mieux régulés, cycles parfois soulagés.
- Ancrage / attention : focalisation sur l’axe, proprioception accrue, calme mental par la répétition circulaire.
Contre-indications (prudence et avis professionnel si besoin)
- Chirurgie ou lésions récentes : abdomen, plancher pelvien, hernie discale, rachis cervical.
- Cardio-vasculaire non stabilisé, hypertension : procéder lentement, amplitude réduite.
- Grossesse / personnes âgées : mouvement lent, amplitude petite, assise sur support.
- Inconfort au sol : pratiquer sur chaise, pieds ancrés, même logique respiratoire.
Variations utiles
- Assis sur coussin : moins de pression pour les hanches.
- Mains sur genoux (prise légère) : meilleur levier respiratoire.
- Tempo : 6 à 12 cercles par sens au début, puis allonger.
- Intégration : terminer par une verticalisation neutre, quelques cycles respiratoires calmes, inclinaison latérale douce.
5) Une archéologie des gestes : Route de la Soie et circulations des pratiques
Entre XIᵉ et XVᵉ siècles, la Route de la Soie relie Anatolie, Iran, Asie centrale et Inde du Nord. Elle transporte soieries, tapis, pigments — et des manières de prier et de bouger. Des soufis indiens (notamment la Chishtiyya, XIIIᵉ siècle) adoptent des formes musicales et gestuelles proches du samā‘ persan ; à l’inverse, des voyageurs persans découvrent des postures méditatives assises et des techniques respiratoires en contexte hindou.
Loin des anachronismes, il est historiquement raisonnable de parler de dynamiques d’emprunt, d’analogies et de réinventions locales : des gestes circulaires, des oscillations du torse, des ancrages pelviens au service d’une attention en mouvement.
Ainsi, les cercles du torse que nous pratiquons aujourd’hui dans un studio urbain résonnent, par leur grammaire simple (appui-souffle-cercle), avec un vieux fonds oriental où musique, récitation et mouvement ont toujours été co-éducateurs du cœur.
6) Un protocole court “à la soufie” pour modernistes pressés
Sans ambitions ésotériques, voici un mini-rituel soufi inspiré des logiques soufies et des Sufi Grinds, praticable en 6–8 minutes :
- Assise stable (au sol ou sur chaise). Colonne longue, menton léger. Deux respirations nasales lentes.
- Zikr silencieux du souffle : comptez 4 temps à l’inspire, 6 à l’expire (x 6 cycles).
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Cercles de torse :
- Sens horaire : 8–12 cercles, expirez en avant (micro-compression), inspirez en arrière (dilatation).
- Sens anti-horaire : 8–12 cercles, même logique.
- Pause verticale : immobilité d’une respiration complète, attention sur le plexus.
- Inclinaisons latérales (douces) : deux cycles par côté, inspire montée, expire descente.
- Clôture : trois souffles calmes, visage détendu, intention d’emporter ce rythme intérieur dans la journée.
Ce format “samā‘ du quotidien” redonne tonus, mobilité et focalisation sans effort héroïque.
7) Des tapis persans au tapis de pratique : la continuité d’un “espace sacré portable”
Dans l’Orient islamique, le tapis persan n’est pas qu’un ornement : c’est un espace portable de pureté rituelle, d’hospitalité et de récitation. La modernité a déplacé cette fonction vers le tapis de yoga : yoga, méditation, respiration, gym douce. Le fil, pourtant, reste visible : délimiter un territoire pour l’attention, isoler rationnellement le corps du sol, signer l’intention d’une séance.
Choisir un tapis adhérent, sain pour la peau, sans solvants, à bonne densité pour les assis longs et les transitions fluides, n’est pas un caprice d’équipement : c’est respecter la physiologie du geste et honorer la tradition de l’espace sacré de pratique. Si vous souhaitez aller plus loin, vous pouvez acheter un tapis de yoga biologique qui soutiendra à la fois vos cercles de torse et vos moments de respiration silencieuse.
8) Une précaution d’historien (et de praticien)
Parler de “yoga soufi” risquerait d’entraîner une confusion : les sources médiévales persanes ne livrent pas de système postural identique au Haṭha Yoga. Ce que l’histoire permet d’affirmer, en revanche, c’est l’existence d’une culture du corps soufie — rythmée, respirée, centrée — et l’évidence d’analogies avec certaines pratiques yogiques. Les Sufi Grinds modernes, bien qu’issus de l’écosystème du Kundalinī Yoga, condensent remarquablement ces invariants : cercle, souffle, axe, ancrage, dilatation.
9) Mode d’emploi précis (rappel)
- Installation : Sukhasana, tapis de yoga de voyage, ou une chaise, bassin posé, mains sur les genoux.
- Séquence : 6–12 cercles horaire, 6–12 anti-horaire. Expire en avant (ventre qui rentre), inspire en arrière (sternum qui s’ouvre).
- Qualité : lent, régulier, sans douleur. Cherchez la rondeur du mouvement, pas l’amplitude.
- Après : verticalité neutre, 3 respirations, une inclinaison latérale douce par côté.
- Fréquence : quotidienne ou à l’échauffement d’une séance plus large (torsions/flexions assises, salutations douces).
- Prudence : en cas de chirurgie récente, douleurs rachidiennes aiguës ou troubles cardiovasculaires, demander avis médical et garder une amplitude minime.
Des khânqâh persans du Xᵉ siècle aux tekkes ottomans du XVIᵉ, la voie soufie a toujours su accorder le souffle, la voix et le mouvement. Les cercles de torse assis que l’on pratique aujourd’hui dans certaines écoles de yoga prolongent, sous une forme contemporaine, cette intelligence somatique : réchauffer, ancrer, élever. On y reconnaît la même pédagogie de l’attention qui faisait dire à Rûmî que “les atomes dansent” : le corps, mis en rythme, éclaire le cœur. Et il suffit d’un tapis de yoga — modeste, stable, respectueux du vivant — pour rejouer, chaque matin, cette vieille science de la présence.







































































































